La
chance sourit-elle aux audacieux ?
Notre audace se borne bien sûr à oser emprunter des voies informels. Audace psychologique en ce que l’avenir n’a plus les agréables rondeurs qui nous rassurent tant. Où dormirons-nous ? Quand mangerons-nous ? Rien n’est écrit ! Nous rabattons aussi un peu notre garde et communiquons avec des inconnus—nos hôtes qui sont eux-mêmes nomades. Peut-on mettre à notre tableau d’audace la dimension écologique de notre mode de voyage ? Non ! Ce sont les conducteurs qui nous accueillent et qui augmente le nombre de voyageurs sans modifier celui des véhicules !
La liberté de partir quand on veut peut se transformer en “volonté nomadique atrophiée”! L’ami Me’lik était intimidé par la profondeur du lac où il devait plonger : aller explorer les antipodes, les Andes. Mais son billet d’avion l’a jeté à l’eau. Il a dû partir. Tandis que nous sommes comme des marins attendant une marée propice, mais la repoussant pour savourer un peu plus les parfums de la terre. Il nous faut aussi du beau temps et une réserve d’enthousiasme rapidement métamorphosable en patience et humilité. Ces deux qualités¾que notre civilisation méprise¾ forment l’essence inattendue de la pratique auto-stoppeuse. Inattendue et douloureuse.
Nous ne sommes pas restés bloqués à Paris à cause de la pluie. Des deux options de départ, nous “fûmes portés” par la première, celle où l’on part tranquillement, après avoir bien dormi et petit-déjeuné. Nous n’avons pas profité de l’aube qui chouchoute ses courageux élus en leur préparant un jour naissant à la mesure d’une renaissance.
Le train de la Marne et d’Eurodisneyland nous a amenés près de l’autoroute de Moscou et une petite heure de marche nous a rendus à notre poste de départ : la station service de la Ferrières. Surprise : peu d’automobilistes vont vers Moscou, Pékin, San Francisco—quelle inculture ces Français! Un sur quinze sont seuls, et peu quittent même la région. Nous visons les individus isolés car deux gaillards de 190 cm avec deux sacs à dos, ça coupe le souffle.
Nos sacs, justement, barricadent l’entrée du kiosque aux douceurs, ce miel auquel bien peu d’ours de la route résistent. Je montre à mon cadet, Davidoupoulos, comment entrer en contact avec des inconnus.
—Bonjour! Vous quittez la région?
…
—Et vous prenez des auto-stoppeurs? Vous ne faites pas d’exceptions ?
Il y a les forts, les moustachus, qui osent dire non. Les autres mentent plus ou moins adroitement. Celui avec qui je cause, un Allemand monoglotte, accepte de nous prendre. Il est entraîné par ma question indiscrète: “vous retournez en Allemagne?(Je l’ai posée dans un allemand très élastique sinon sans accent—je l’ai répétée cette phrase!—ça l’a pris au dépourvu). Il nous prend, mais pour une centaine de kilomètres. Jusqu’au péage de Reims? D’accord !
Franck avait d’abord été plutôt réticent, mais comme nous bavardons avec tant de noblesse, il nous dit rapidement qu’il peut nous emmener jusqu’à la frontière. Mon frère et moi faisons partie des fous qui apprennent l’allemand à l’école française. Fous parce qu’une langue vit et rayonne grâce aux cultures qu’elle porte. Or l’allemand est lié à des domaines très élitistes comme l’opéra et Nietzsche voire Maria Rilke et Hermann Hesse. Seuls les travailleurs émigrés en Allemagne ont une motivation humaine pour l’apprendre. En France, nous apprenons donc l’allemand comme une langue morte: lire et écrire. C’est amusant, bien sûr. Davidouchka et moi parlons donc une langue très peu usité mais ça marche, on communique! Première université de l’auto-stop: raviver notre linguistique allemande! Franck nous raconte les châteaux qu’il a visités autour de Paris. Nous enchaînons sur les films américains, les séries allemandes qu’on boit en France, la littérature, dans laquelle il s’est bien sustenté. Quand je lui demande s’il écrit, il nie d’abord pour avouer ensuite un petite production de vers! Lui aussi était au chômage quelque mois avant. Il est maintenant pédago-sociologue! Nous n’avons pas eu le temps de cerner son activité, sinon qu’il ne roule pas sur l’or, et qu’il a répondu “oui”quand on lui a demandé s’il travaillait avec des Turcs et des Russes.