Un avenir blanc 

Question de sédentaire ou de nomade coincé depuis deux jours : l‘angoisse de l‘emploi du temps vierge. La peur de s’ennuyer, la crise de motivation qui nous interroge sur le sens de s’ennuyer dans un chateau, dans un musée…

            Je doute même de notre capacité auto-proclamée à savoir nous amuser. Nous nous laissons porter par la ville. Pas de préméditation avec une carte. Nous marchons en dérivant un peu au gré des enseignes séductrices : bazar, komisni(objets d’occasion), ou des haltes beignets et autres prières du bâilleur—celui qui bâille—nomade. On ne marmonne plus des formules antiques, on mâchonne pour atteindre voluptueusement la satiété pluriquotidienne.

            Tout en observant malgré nous comment s’organise une ville, comment elle respire, nous guettons un terrain de foot avec ses habitants.  Nous avons marché une heure et demi parallèlement à la Vltava sans en voir un, même un de la taille d’un mouchoir de poche. Les jeunes, les ados, ou traînent-ils ce 18 juillet ? Tous chez les grands-parents ? Ou en camps ? Un carrefour d’obstacle a arrêté notre dérive. Une chaussée surélevée et une petite montagne toute verte percée de deux pupilles géantes où ladite chaussée s’engouffre.

            La pluie n’avait pas été invitée à participer à notre projet. D’après les commères qui répandent maintenant leurs ragots sur internet, il y a de la pluie pour quatre jours de Vilnius à Sofia. A Dubrovnik et à Juan-les-pins, soleil. Mais la Croatie nous intimide et que Juan-les-pins bronze sans nous ! Qu’allons–nous faire ? Après le temps fort de Paris-Praha sur le pouce, la routine du touriste jouisseur semble auto-centriste. La langue tchèque est insaisissable sans effort de mémorisation même pour un “expert“ du russe comme moi. D’ailleurs, les Tchèques sont perdus au milieu des touristes.

            En partant loin de chez soi, on revient immanquablement vers soi-même. La perte de repère liés à notre culture ou aux civilisations humaines, pour les explorateurs solitaires en terre non occupées, est certainement l’un des objectifs inconscients qui motive le voyage intérieur. Tout voyage est intérieur.

            Certaines forces ou actions, ou certains contextes rassurent, d’autres inquiètent. Je choisis, les autre choisissent, les comportements ou les situations qui devraient être en relation avec notre température émotionnelle ou nos besoins physiologiques.

            Dans quelle mesure nous sommes-nous déréglés ?

            Ne peut-on se modifier que de l’extérieur ?

            Cette nuit du 18 au 19 juillet, dans le dortoir E du travelers’hostel, un jeune homme a pété les plombs. Il est entré dans la salle de danse—reconvertie en dortoir, avec un superbe miroir de trois mètres de haut(des vrais mètres, pas odessites ou marseillais !) et un plafond deux fois plus haut—cet individu, donc, a rompu la paix du sommeil de 4 heures du matin en allumant brutalement le soleil. Il y a une trentaine de lits superposés, dont la moitié enlaçait déjà(!) son locataire. Je me suis redressé sur mon séant et l’ai apostrophé dans un langage non-verbal assez connu afin qu’il éteigne les néons. En réponse à  mon index droit qui dévissait ma tempe droite, il a hurlé „FUCK OUT !“ Je suis reste bouche bée. Quel comportement adopter ? Mes émotions, grégaires. J’ai été bafoué, en public, et un homme aussi ivre ne peut être maître de ses nerfs et de ses muscles. Justement ! me réponds-je. Il est lâche(1), n’étant pas soi-même ivre, de se défouler sur quelqu’un qui est manifestement hors de lui à cause de l’alcool, et il est stupide(2) de prendre au sérieux les menaces verbales d’un fort en gueule.

            Homme énervé a continué. Il a rugi avec mépris : „ who is sleeping in my bed ?“ Le pauvre hère qui s’était mépris décampa en toute humilité.“ Where is my to-wel ?!!“ A–t-il repris sans nous laisser reprendre notre souffle. Une autre voix s’est élevée, dans ce même superbe anglais de la rue et des duels fratricides. Elle a vibré en exprimant une force intérieure qui m’a touché. D’abord polie. „It is where you left it“. Pas d’injure. Cette voix qui montrait à tous que quelqu’un se domine faisait du bien. „FUCK OUT ! Where is my to-wel ?!!“ Le dialogue s’est envenimé à cause de l’obstination éthylique du briseur de sommeil. Même dominator man a commencé à sucrer ses antiennes avec des ponctuations bien léchées. Peut-être soupçonnant que personne n’avait dissimulé sa serviette, Homme énervé est parti en éteignant les lumières. Il est revenu deux ou trois fois, mais le conflit d’émotion était clos. Je l’ai entendu commencer à provoquer un autre dortoir, mais un tollé d’indignation a brisé net son enthousiasme. Je m’suis endormi en rêvant aux différentes prises de judo dont j’aurais corrigé Homme énervé.

            J’ai donc peut-être réussi à dépasser une première réaction, à serrer la réalité malgré des apparences bruyantes. Cet événement renforce, ou m’inspire, des attitudes, afin de ne pas aviver une agression qui peut n’être que verbale.