Dans le milieu des poissons

 

samedi 28 juillet

Karlovy Vary. Vers 15 heures, nous découvrons "Rolava", lac champêtre pour Tchèques. Atmosphère bonne enfant de "congés payés". Le cadre est bucolique avec une touche sociale dans le coin de l'horizon: une cité !

    Nager, plonger, sont les meilleurs des nettoyages. On se sent récurés ! Sécher au soleil, sentir l'élasticité de sa peau nous donnent les sensations d'une cure de jouvence. Comment ne pas vivre dans un contexte aussi généreux ? Mon enthousiasme, comme pour un enfant, est à la mesure de l'attente et de la poussière urbaines. L'une des nouvelles obsessions qui se créent quand un sédentaire se "transpose" en nomade est celle de la "porosité"de sa peau. En effet, on respire, on évacue, on appréhende, et enfin, on se protège grâce à notre peau. Ne pas dormir à l'hôtel et pratiquer des ruées intensives, comme les duels et joutes footballistiques, les escalades, colmatent cette fenêtre cutanée sur le monde qui nous épie.

    L'EAU GLACIALE D'UN TORRENT RAVAGE MON VISAGE, GLISSE LE LONG DE MON CORPS COMME S'IL NE LE TOUCHAIT PAS.

    Ce nouveau torrent est un avaleur de ballons. Il tentera quatre fois de s'en emparer. C'est que juste au sommet de sa rive abrupte et consolidée par l'homme se trouve une magnifique aire de foot/basket ombragée. Après le lac de Rolova, nous avons traversé la cité presque déserte en quête de compagnons du ballon. Nous étions en train de rentrer, ayant comptabilisé deux terrains abandonnés et envahis par les herbes, des courts de tennis eux aussi oubliés, quand son ombre traîtresse nous a séduits. Nous n'avions pas perdu un demi-litre de sueur que déjà une fraternisation se déclenchait. Michal, 13 ans et sa belle-sœur Maria, 25, trouvaient normal de s'entretenir avec des inconnus. Ils nous ont dit que le lac que nous avions tant apprécié était un dépotoir des égouts de la cité, et nous ont appris à utiliser notre intelligence au "basket".  Il s'agit d'une danse très sophistiquée. Les partenaires changent tout le temps. Ils se font face ou se tournent le dos, ça dépend des "temps". Ils  essayent de rester en harmonie et en phase avec un gros ballon rouge, dur et très rebondissant qui semble être au centre de la chorégraphie. Il faut souvent sauter, ce qui rappelle les danses ukrainiennes et zoulous. La cérémonie se déroule autour d'un totem à l'œil cyclopéen carré, et les déplacements sont limités par des lignes tracées au sol. Cette danse est prodigue en énergie. C'est à elle que je dois l'extase du bain vespéral que j'ai mentionné plus haut.

    Nos spoutniki nous ont aussi expliqué que les gamins ne venaient plus jouer, le torrent ayant mangé leur ballon. Lors de la première tentative du torrent, j'ai rattrapé notre ballon avec mes sandales aux pieds. Lors de la deuxième, j'y suis allé nu-pied et j'ai connu le fameux supplice des galets contondants qui écorchent les plantes de pieds et cabossent les talons. A la troisième, j'ai noyé mes baskets. A la quatrième, Dad a noyé les siennes, achevant la clochardisation de nos dégaines.

    Nous avons regagné le centre-ville historique en dégoulinant dans le bus. Le chauffeur a lorgné, mais sans broncher. Le crépuscule est pressé dans les montagnes et j'ai dû déployer tout mon arsenal de persuasion pour que notre assemblée plénière consente à opter pour une pizzeria et à laisser pour mort-culturellement le mac donald pourtant bien à proximité. Michal et Maria nous avaient vanté les qualités de la pizzeria Capri et grâce à leur soutien mémorisé, nous avons marché cinq cents mètres de plus pour une petite terrasse au bord de la Lave. Un Allemand cueilleur  d'oreilles nous a assuré que nous pouvions nous asseoir à côté de lui, qu'il s'en allait justement... Il n'en a rien été bien sûr!  Il nous attendait, averti par le chauffeur du bus peut-être. Une caricature ? Écoutons-le. Lui¾originaire de l'Allemagne de l'Ouest¾est ouvert, jovial, curieux, cultivé. Les ex-Allemands de l'Est sont rigides, austères et appréhendent toute relation sociale en terme de rivalité. Il nous débite quelque ragots fantasmés sur les visiteurs ukrainiens et russes qui viennent en avion pour une nuit. David est saoulé par son flux verbal tandis que je lutte pour comprendre au mieux. Ce Goth a la fibre pédagogique. Il articule, explique les expressions familières ou qui me sont inconnues. J'apprends ainsi que le mot russe "marche route"dans son sens "d'itinéraire" vient bien de l'allemand. Tout comme Kurort(cure  thermale)que je croyais russe. C'est donc l'empire austro-hongrois qui appris le tourisme aux aristocrates russes. Les personnes qui ont le plus surpris mon frère appartiennent au type des "bavards". Cet Américain, à Prague, qui parlait de lui-même avec un sourire ironique aux lèvres, et ce soir cet allemand ravi de dire ce qu'il pense à un public relativement attentif. Avec l'intuition de celui qui "entre dans le monde", Davideim a remarqué instantanément le "paradoxe communicationnel". Voici une personne qui échange sans avoir pris notre pouls émotionnel, en sautant l'étape du "faisons connaissance", ou "accointons-nous". A vrai dire, cette "connexion" se fait parfois instantanément entre deux êtres. C'était peut-être le cas. Mais comme le flux d'échange ne s'est fait que de lui vers nous, je n'ai pu enregistré aucun signe montrant qu'il m'avait "identifié". Un de ces signes est par exemple de comprendre une question et d'y répondre, dérivant ainsi de son discours originel. 

    Après s'être encore vanté une fois d'avoir garé sa voiture dans un parking surveillé, notre semeur de paroles a regagné sa cellule hôtelière. De notre côté, nous nous sommes attaqué à l'obscurité touffue, un peu alourdis par notre festin.