Un bond dans la solitude

 

Lundi 30, 19h35

Je retrouve dans le train Praha-Kiiv l’humeur de la découverte. Nous sommes quatre hommes dans le compartiment dont deux binoclards qui écrivent ou lisent. Je n’ai lu aucun livre depuis deux semaines. Quelques journaux, quelques guides ont à peine été effleurés. Pourtant, quand on s’essaye à écrire, un peu de lecture peut nourrir. Je m’intéresserais plus au rapport de l’auteur avec l’imagination et la réalité. Quand décrit-il ? Quand invente-t-il ? Comment il, ou elle, retient, poursuit, conclut ou se désintéresse de son lecteur, de sa  lectrice. J’aime bien écrire comme je le sens. Allons-y pour quelques pages, puis je reviendrai sur les « défauts » ! Je peut-être un peu peur de perdre une verve que je crois mienne. Si je lis les « grands »en les analysant, ne pourrais-je m’empêcher de les copier ? Mais , finalement, peut-on se perdre en écrivant « à la manière de » ? Entre ce que je ressens et les émotions de la lectrice, du spectateur ou autre témoin, il y a plus d’un média : le choix d’une langue¾vivante ou morte ?¾, d’un code culturel pictural, et d’autres choix que je vous laisse chercher.

Je m’éloigne de mon petit soleil à moi et je suis seul. Comment partage-t-on quand on est seul ? J’ai envie de rentrer mais j’ai justement l’occasion de sonder un tout petit peu cette solitude.

Kosice, mardi 31 juillet     

            Encore un drôle de bled. A 5 heures 25, la gare n'est pas du tout endormie, comme si tout le monde vouait un culte au soleil. En fait, la gare est l’antichambre de la nature. Tandis que je yogise mon corps sur le bord d'une esplanade-football, je sens l'odeur de viande bouillie chère aux cantines de mon frère. Que de tentatives destinées à tromper ma perception du temps !

            La vie à Paris était délicieuse. Des amis exotiques, des lectures, beaucoup de jeux, l'apprentissage des langues, tout ça formait, avec un printemps parfait, une vie studieuse, béate et sociable. Mais je vois combien il est plus déstabilisant d'affronter les langues sur leur terrain. Je me demande pourquoi je suis venu ici, jusqu'a Kosice¾Kochitsé pour les polyglottes¾, et je me surprends à gravir une rue champêtre bordée par quelques cabanes bidonvillées. On ne comprend souvent que plus tard certains évènements !

            Kosice m’a accueilli à travers ses montagnes, ses brumes et ses marais. Juste avant d'arriver, un très beau complexe industriel abandonné m'a promis des décors bien hétéroclites, tout comme je les aime!

            Je suis venu, il me faut me confier un minimum. Restons une nuit ! And a long and bright day before it !

            Le gardien de nuit du palais de la jeunesse, le dvorets mladev, m’écrit sur un petit bout de papier de revenir vers 16 heures. Il refuse, en évitant mon regard, de trouver un coin pour mon sac à dos. Je n’ai pas insisté. Je suis parti en disant « prochaï », adieu. J’avais peut-être besoin d’être rejeté, besoin d’un signe m’invitant à reprendre la route.

            Je ne resterai que si la ville me convainc. Je n'ai plus envie de rencontres, de voyages, seul.

            Deux heures de dessin minutieux m'ont asséché les yeux. En plein passage, devant "le" musée qui posait pour moi, immobile comme un roc, j'ai intrigué les enfants, amusé certains jeunes gens et intéressé quelques retraités. J'ai lutté pour surmonter la dimension laborieuse du dessin. Tant de calculs, tant de détails à relever ! Comme toute tâche ingrate(!), on se l'approprie peu à peu ! Et une jeune fille bien élevée m'a posé quelques questions avant de disparaître en me souhaitant un ....bon dessin !

Où cache-t-on nos simples d'esprit ? Ou bien sont-ils ici moins complexés parce que plus acceptés et donc plus épanouis ? Celui qui se promène dans le salon de thé me fait même un signe interrogateur : « tu veux ma photo? »

Mardi 31

            Une vraie ville provinciale. Seule les églises¾presque¾dépassent deux étages. Le centre est curieusement préservé. Quel miracle politique a eu lieu dans les années 60, 70 qui a empêché une « rationalisation urbaine » ? Tous les « clapiers » appartiennent aux générations 1970 et ont été rejetés sur la couronne.

            Pourquoi les artistes¾ou d’autres, sans prétentions¾, quittent-ils la province ? On quitte notre milieu d’origine pour un milieu plus dense en activités humaines. Parfois même pour le milieu le plus dense comme Moscou pour le kiévien Mikhaël Boulgakov. Ce besoin de contacts n’est pas le même toute la vie, mais retourne-t-on dans « son pays » ? Tolstoï a tout quitté quelques semaines ou jours avant sa mort pour l’accueillir en paix et ne pas se faire engloutir par les problèmes « domestiques ».

            Ne gagne-t-on le respect que des « étrangers » ? Et sommes-nous rassurés en remarquant à quelle vitesse on devient des étrangers pour nos proches ?

            Est-ce que je regrette d’être venu suer, d’être venu m’éblouir les yeux ou d’avoir pris une rapide douche de vie provinciale ?

            Je ne regrette que l’argent du train et, surtout, mon manque de combativité exploratrice. Si je savais mon petit soleil bien occupé peut-être aurais-je l’ « audace »( !)de vivre ailleurs, de m’immerger petit à petit pour gagner une certaine confiance chez certaines personnes… Pour l’instant, à 30 ans, j’ai encore besoin de compagnons pour souder ma foi, mon courage et construire¾ou être le témoin¾ des délires anodins !

 

         Un délire anodin.

 

Se promener dans une ville avec un ballon. Un ballon qui provoque un écarquillement puis une fixité de la rétine chez 90% des mâles de quatre à X années.

            Maintenant, ce ballon¾c’est sa nature¾ne reste pas tranquille. Il saute, rebondit sur les murs et encore mieux sur les élastiques vitrines¾chefs-d’œuvre de la modernité !¾et change de mains, de pieds. Nos ballons¾car ils se sont succédés, l'un étant mort, le deuxième ayant fui dans la forêt de Piétrinne¾ sont devenus nos mascottes. Nous avons même pensé à une autre expédition où des raquettes de tennis et des balles prendraient leur places ! De nombreux hommes demandent à en tâter, surtout quand ils sont un peu éméchés ! Le plus délire d’entre eux, quoique sobre, apparemment, est sorti d’une taverne matinale et a hélé Dadada. Nous étions entourés d’une semi-foule un peu coincée sur un trottoir étroit par un double-carrefour où se croisaient voitures et tramways. Un contexte a justement faire pâlir un provincial. Je fus étonné de voir mon frère lui donner la balle car je n’avais pas compris à qui il s’adressait. Dès qu’elle a été dans ses mains, il a tapé le plus fort possible dedans ! il a bombardé la rue !A moitié fascinés, à moitié effrayés par cette joie de vivre, nous lui avons offert, comme une victime qui tend la hache à son bourreau, une occasion de s’amender. Il a traversé le dit carrefour-piège à provinciaux. Il s’est huché sur la terrasse qui le borde de l’autre côté et nous l’avons vu, là-haut, refaire ses lacets. Pour ménager le suspense, sans doute. Il a pris son élan et a dégagé notre bébé comme une torpille pour faire exploser le pont Charles. Nous récupérâmes notre trésor qui tremblait de toutes ses coutures et nous prîmes la fuite sans féliciter notre canonnier.